DE LA LOIRE A PORT COULEUR

La Loire

2007 : Paysage Ligèrien Acrylique sur toile - 114 x 292 cm
Qui n’a jamais flâné une heure, un après-midi le long d’un fleuve ou d’une rivière, se laissant aller au gré de ses pas, les yeux tantôt fixés sur l’eau, tantôt perdus dans l’infini, ses pensées vagabondant au fil du courant, du réel vers le rêve et l’imaginaire ... Et si c’est souvent le long du fleuve, ne serait-ce pas en raison du caractère particulier de ce dernier ? L’écoulement de l’eau, les berges incertaines, le bruit du vent ou la brume flottante du petit matin… ne sont-ils pas autant d’expériences de ce que la vie peut contenir d’histoires et de devenir, de flou, d’incertitude et de flottement. Ainsi, le fleuve et ses berges seraient ces territoires à la fois de nature et de culture car, situés en limite et aux marges du monde des hommes et de l’espace naturel...
La Maison du Fleuve Rhône - Janvier 1988
1996 - Collage acrylique sur papier marouflé - 160 x 120 cm
2002 - Fusains sur papier d'Arches 400gr - 160 x 120 cm
2002 - Fusains sur papier d'Arches 400gr - 160 x 120 cm
« Je ne suis pas tant un peintre de Loire qu’un promeneur du fleuve, un traîneur de grèves Je suis d’abord, avant toute idée de transformer, quelqu’un qui aime regarder… »

Ainsi se définit d’entrée de jeu Serge Crampon, dans son double rapport à son art et à la loire.

Une Loire qui irrésistiblement l’attire et qui, comme lui, ne reste jamais les deux pieds dans le même sabot. Trompeuse sous ses fausses apparences de belle endormie, mais en fait toujours au travail, elle arrache, charrie, brasse et broie une foule de matériaux disparates : troncs d’arbres et autres bois flottés, pauvres épaves aux couleurs délavées, francs bords, tableaux et planchers de barques déchirées, qu’elle délaisse sur les grèves à son retrait.

Parfois noyée sous les sables ou la peau écaillée des vases, cette grosse artillerie du fleuve - sa flotte amirale - s’oppose au menu fretin infiniment plus aérien, l’écume des crues, dont l’artiste fait aussi son miel : multiples brindilles, quenouilles limoneuses, torsadées et tressées tour à tour par l’eau, la terre et le vent, fragiles dépôts accrochés aux basses branches des frênes et aux piquants rouillés des clôtures de la Vallée.

S’étant pris de passion pour le grand fleuve, Serge Crampon en explore inlassablement les rives, le lit et les boires pour en extraire tous les matériaux bruts qui, plus ou moins retravaillés, constituent le point de départ de la plupart de ses créations.

C’est du fleuve même, en effet, de ses langues de sable dénudées et de ses berges généreuses, qu’il tire la matière de ses oeuvres.

Quelle intuition pousse ainsi l’artiste, devant le spectacle sidérant du désastre, à sauver de cet immense naufrage, certains éléments et pas d’autres ? Tous ceux, et eux seuls, qui lui seront utiles pour recomposer ensuite dans son atelier, avec un savoir-faire remarquable, un univers qui lui est tout à fait personnel et qui est aussi , tout autant, un monde parfaitement à l’image de la Loire : cette autre Loire, la sienne, grande prêtresse de nos destinées riveraines, dont il restaure le culte en lui dressant de modernes autels, ornant son temple de singulières icônes, d’immenses statues et autres totems, tout pétris encore de magies païennes.

N’usant de couleurs vives que comme un fard qui redonne soudain à tout ce qu’il touche vie et éclat, Serge Crampon ne se contente cependant ni de la matière, ni de la couleur : il y a chez ce démiurge la volonté de rendre au fleuve ce qui fait sa vraie nature, en lui restituant jusqu’au mouvement, faisant danser les arbres et tournoyer les flots.

Tantôt il joue les gros bras, plonge, fouille, fouaille, outrage. Jambes et torse encore tout maculés de vase - on dirait une peinture corporelle - il se fait accoucheur pour extraire des entrailles du fleuve tant de butins cachés.

D’autres fois, au contraire, il travaille dans la dentelle pour reporter délicatement sur le papier ou la toile, du bout des doigts, l’empreinte même d’une Loire qu’il a préalablement dépouillée comme on ferait d’une bête.

Toisons végétales arrachées à même la peau du fleuve, peaux, lambeaux et autres oripeaux : comment ne pas voir là à l’évidence - Loire tantôt Belle et tantôt Bête - le rituel propre au déchirement amoureux ? Infiniment sensible aux grands écarts d’une Loire toujours trop haute ou trop basse, il a fait des échelles de crue un thème récurrent.

C’est dans ces états contrastés du fleuve, dans son ample respiration saisonnière, qu’il se coule physiquement certes mais aussi mentalement, tout à la fois nageur, danseur et lutteur dans ce corps à corps permanent avec la Loire.

Serge Crampon se souvient de sa passion pour la danse dans sa pratique de plasticien, prêtant une attention toute particulière aux corps, qu’ils soient de chair vive ou de bois tourmenté.

Est-ce vraiment un hasard si, véritable trouvaille archéologique, le premier tronc déhanché qui sollicita son regard et qu’il tira des ondes comme un trésor antique offrait les aimables proportions et les formes parfaites d’une Vénus ? Dessinateur, peintre, sculpteur et, de bout en bout, photographe, cet artiste complet use de toute la palette que lui offrent les arts plastiques pour rendre au grand fleuve son amplitude maximale et ses multiples aspects.

Rien d’anecdotique en tout cas chez Serge Crampon tout entier à sa quête, et de façon si tenace, du mystère de la Loire, fleuve androgyne et pure force de la nature.

Du fleuve à son atelier, et de son atelier aux diverses expositions - véritables installations qu’une chorégraphie parfois vient opportunément animer - au plus près de la Loire (Nantes, Tours, Orléans…) ou en élargissant spectaculairement son aire ( la Maison du Rhône à Givors, la Galerie Européenne de la Forêt et du Bois en Saône-et-Loire…) Serge Crampon, avec et par cette approche pluridisciplinaire qui lui est propre, redonne l’impulsion créatrice désormais nécessaire pour dépasser le triptyque patrimonial un peu trop convenu des bateaux, des châteaux et des tonneaux. Il amorce ainsi, superbement, l’indispensable renaissance de la Loire.

Jacques Boislève

PORT COULEURS

Photographies : têtes de billes tatouées. Port de Cheviré
Photographies : têtes de billes tatouées. Port de Cheviré
Photographies : têtes de billes tatouées. Port de Cheviré
A l’aval immédiat de Nantes, Cheviré et son fabuleux port à bois révèlent une fantastique matière à rêver où chaque peinture, unique, jaillit de l’amoncellement des grumes. Ici commence “Port Couleurs”. Œuvres éphémères, vives, alarmantes comme les peintures corporelles et les masques rituels des arts premiers. Cette explosion de couleurs venues d’ailleurs, la vivacité du cri propre à chacune, est un des signes les plus distinctifs de cet univers portuaire.
Jacques Boislève